Entre Soie

Caroline
à la librairie

Au printemps 2014, Caroline Perez ouvrait à Uzès "La Librairie Soie". Sept ans plus tard, elle rejoint le projet plus collectif de "La Librairie de la Place aux Herbes". Nous l'avons rencontrée chez elle à Flaux pour un échange passionné autour des mots, des livres et de la littérature.

Par Vincent Chrétien et Béatrice Baulard - Photos Pierre-Emmanuel Coste

Lorsque l’on lui pose la question de savoir d’où lui vient le goût des livres, Caroline hésite un court instant avant de reconnaître qu’elle n’était pas, loin s’en faut, de ces adolescentes biberonnées à la langue de Molière depuis leur plus tendre enfance, et vivant rêveuses dans leurs chambres, avides de lire tout ce qui pouvait leur tomber sous la main. « Comme beaucoup de jeunes gens de mon âge, j’ai été initiée à la lecture au collège, le premier livre marquant véritablement le début de mon chemin de lecture étant sans aucun doute Au bonheur des Dames, d’Emile Zola. Je devais avoir treize ans, se souvient t-elle, ça a été une claque : je ne savais pas qu’on pouvait mettre, sur une même chose, autant de mots, autant de vocabulaire, de sensations et de sentiments. J’étais impressionnée par cette écriture descriptive dense et serrée. »

« Mais, au départ, avoue-t-elle sans complexe, j’étais plus attirée par la musique. Je suis d’une génération où, pour ne citer qu’eux, des groupes ou des chanteurs comme Bashung, Thiéfaine ou Higelin, ont servi de passeurs ; Bashung, c’est de la poésie pure, il te transporte : sans eux, je n’aurais jamais lu Lautréamont par exemple. J’ai toujours cru au lien étroit entre la musique et les livres. C’est sans doute pourquoi je me suis tournée vers Patti Smith lorsque j’ai cherché une citation pour La librairie Soie : “J’étais complètement éprise des livres. Je voulais les lire tous, et ceux que je lisais généraient de nouveaux désirs.” Et c’est toujours vrai aujourd’hui : ma fille Juliette, qui a 16 ans, écoute du rap, et quand un Georgio évoque dans ses paroles “Le nuage en pantalon” de Vladimir Maïakowski, je lui sors le bouquin… »

Caroline grandit à Flaux. Va au Lycée à Uzès. Puis se retrouve en fac d’histoire-géo à Montpellier : « J’avais envie d’apprendre, de découvrir. Je me vivais vraiment comme la fille qui débarquait de sa petite campagne, et c’était le cas. Montpellier, j’avais dû y mettre deux fois les pieds dans ma vie. J’ai ce souvenir très précis de ce garçon me demandant “Tu as lu Alamut, de Vladimir Bartol  ?” Je ne connaissais ni le titre du bouquin, ni le nom de l’auteur. Je me sentais très pauvre culturellement par rapport à certains de mes camarades. C’est certainement pour cette raison que le livre de Nicolas Mathieu, “Leurs enfants après eux” (prix Goncourt 2018, ndlr) m’a beaucoup parlé, comme on dit familièrement: l’histoire d’une génération, entre autres celle des enfants de la classe moyenne, qui se retrouve dans de grands centres urbains pour faire des études ». Lorsque nous avons rencontré Caroline, il y a quelques semaines de cela, au moment du deuxième confinement et alors que la polémique battait son plein autour du fait de savoir si une librairie devait être considérée ou non comme un commerce essentiel, nous avions envie – par-delà les articles généralistes publiés dans la presse nationale – de faire plus amplement connaissance avec « cette figure locale« , cette passionnée de littérature, et ainsi mieux appréhender ce que pouvait être le métier de librairie dans une petite ville comme Uzès. Interview…

Au bonheur des dames

Ce groupe de rock français créé  par Vincent Lamy (Eddick Ritchell) et Jacques Pradel (Rita Brantalou) est célèbre pour ses reprises parodiques dans les années 1970 et 1980. Son nom est inspiré du titre du roman classique Au Bonheur des Dames d’Émile Zola.

Photo Wikipédia

A ceux qui pensent que ce roman fait partie de ces classiques qui nous ont fait tant « souffrir » à l’école, il est temps de faire une expérience. Cet écrit d’Émile Zola nous plonge dans l’avénement des grands magasins, l’une des innovations du Second Empire et résonnent de façon très contemporaine avec notre époque : confrontation des petits et grands entrepreneurs, droits des salariés, vision sociale du rôle du patron et manipulation des clients (et plus exactement des clientes) pour faire consommer toujours plus. 

"C’est très dynamique comme activité : le matin ou en soirée, tu écoutes une émission à la radio, tu lis un magazine, tu parles avec des amis ou un client, et tu entends parler d’un nouveau livre ou d’un écrivain dont tu ne sais rien ou pas grand-chose. Ça maintient en effervescence, ça oblige à un travail de veille permanent...."

Quelles ont été à l’origine tes motivations pour créer une librairie indépendante ?

Honnêtement, ça n’a jamais été un fantasme, un but en soi. Mais souhaitant rester dans la région et continuer à travailler comme libraire (Caroline a exercé au préalable plusieurs métiers, notamment celui de documentaliste, avant de passer vers la trentaine un BTS de libraire, et de travailler quelques mois à la Fnac de Nîmes, ndlr) et étant donné que les libraires recrutent pas ou très peu, c’était ça ou aller bosser à Cultura… J’ai donc fait ma petite étude de marché et je me suis lancée : j’ai ouvert la librairie en 2014. Oui, le temps passe très vite. Reste que j’ai beaucoup appris à la Fnac, et je m’y suis fait des ami(e)s librairies avec lesquels je suis toujours en contact aujourd’hui. L’une d’entre elles est désormais directrice de la librairie Actes Sud à Arles.

Quelle est la grande différence, en qualité de libraire, entre travailler pour un groupe comme la Fnac et gérer une librairie indépendante dans une petite ville ?

Le temps qu’on y passe ! Je travaille entre 60 et 70 heures par semaine ; oui, c’est le temps que l’on y consacre. Je m’occupe de tout : de la réception au retour du livre, en passant par la vente, la comptabilité, etc. Et puis je représente l’ensemble des rayons, alors que dans une grosse librairie, chaque libraire a sa spécialité, polars, romans, littérature jeunesse… Une autre différence de taille, c’est que dans une petite librairie, tu ne peux pas proposer tout ce qui paraît. Il faut faire des choix et, si possible, les bons. Mais c’est aussi un plaisir : tu “travailles” véritablement tes nouveautés. Car, dans les grands groupes, outre un appauvrissement progressif du rayon consacré aux livres, on assiste de plus en plus à une standardisation de l’offre due à une centralisation des achats. Forcément, lorsque le libraire n’est plus en possession de ses achats, ça vire très vite au grand n’importe quoi : au bout du bout, tu te contentes d’ouvrir des cartons, de les déballer et des les mettre sur les rayons. Et de te dire : “ah, tiens, il y a ça qui est sorti !”

Qu’est ce qui fait “le sel” de ton activité ?

Ce qui est intéressant dans ce métier, c‘est que toutes les semaines se ressemblent beaucoup mais qu’il y a aussi beaucoup d’inattendu. Ce qui se ressemble, c’est que tu reçois tes cartons, tu ouvres tes cartons, tu enregistres les livres dans ton stock, tu les ranges en librairie – les nouveautés et les réassorts –, tu fais de la présentation, de l’encaissement, des paquets cadeaux et, à la fin de ta journée, ton journal de caisse. Et, de temps en temps, du retour de livres… Après, les surprises, l’inattendu, c’est le mouvement, c’est très dynamique comme activité : le matin ou en soirée, tu écoutes une émission à la radio, tu lis un magazine, tu parles avec des amis ou un client, et tu entends parler d’un nouveau livre ou d’un écrivain dont tu ne sais rien ou pas grand-chose. Ça maintient en effervescence, ça oblige à un travail de veille permanent. Oui, c’est tout le temps en mouvement : il se passe un truc, je ne sais pas, au Liban par exemple, des textes vont sortir, des livres et des auteurs republiés. L’actualité est très présente en librairie : si tu veux t’en préserver, c’est très compliqué (rires) ! 

Combien de livres lis-tu chaque mois ?

Beaucoup moins depuis que je suis à mon compte. J’arrive à en lire environ un par semaine, contre trois par le passé. Mais je tente de rattraper le temps perdu lorsque je suis en vacances…

Tu as un genre de prédilection ?

Oui, d’une manière générale, j’aime beaucoup la littérature américaine. Même si je lis aujourd’hui d’avantage de littérature française, parce que c’est ce que l’on me demande le plus. J’y suis venu naturellement vers vingt ans via la musique. En commençant classiquement par les écrivains de la “beat generation”, puis ont suivi John Fante, Henry Miller, Jim Harrison… ce sont deux ou trois noms qui me viennent spontanément à l’esprit. Même pour le polar, alors que ce n’est pas mon style de littérature préféré, j’aime bien les américains, James Ellroy, Thomas Mullen, des livres extrêmement bien documentés avec une forte recontextualisation historique…

N’est-il pas frustrant, pour une passionnée, de voir défiler sous son nez des livres par cartons entiers de peur, notamment, de rater “un grand livre ” ?

La première frustration, c’est que j’ai des piles de bouquins qui s’entassent sur ma table de nuit ; des livres qui sortent et que j’aurais envie de lire, mais, comme je suis un peu comme tout le monde, et que j’ai aussi parfois besoin de dormir !… Bref, oui, il y a ce sentiment d’urgence à lire, car les parutions s’enchaînent. Et il n’y a rien de plus frustrant lorsque tu aimes les livres que de lire des bouquins en diagonale ou en lecture rapide. À la fin, tu as l’impression d’avoir fait un marathon, de n’avoir pas pris le temps de respirer… Il arrive aussi qu’à l’occasion d’une parution, d’une réédition ou de la découverte d’un nouvel auteur, tu aies envie d’approfondir ton rapport à son œuvre et lire certains de ses précédents bouquins. C’est la même chose pour les classiques : il y en a évidemment plein que je n’ai pas lus ou que j’aimerais relire… Ce que j’essayais de faire lorsque je travaillais pour la Fnac, c’était de lire deux nouveautés pour “un classique” ; c’est plus compliqué aujourd’hui.

 

Bernard Pingaud à l’origine du prix unique du livre qui a sauvé les libraires d’une fin certaine

Cet écrivain installé à Collias depuis 1997, récemment décédé, a raté de peu le Goncourt en 1950, mais a défendu le livre avec succès. 

Promulguée le 10 août 1981, la loi dite loi « Lang » est entrée en vigueur le 1er janvier 1982 en instaurant le système du prix unique du livre en France : toute personne qui publie ou importe un livre est tenue de fixer un prix de vente au public. Quelle que soit la période de l’année, ce prix doit être respecté par tous les détaillants (grande surface spécialisée, hypermarché, maison de la presse, grossiste, librairie traditionnelle ou en ligne), qui ont la faculté d’accorder un rabais limité à 5 %.

Ce régime dérogatoire au principe de libre fixation des prix est fondé sur le refus de considérer le livre comme un produit marchand banalisé, ne répondant qu’aux seules exigences de rentabilité immédiate. La loi sur le prix unique du livre poursuit ainsi un triple objectif :

• l’égalité des citoyens devant le livre, qui sera vendu au même prix sur tout le territoire national ;

• le maintien d’un réseau décentralisé très dense de distribution, notamment dans les zones défavorisées ;

• le soutien au pluralisme dans la création et l’édition en particulier pour les ouvrages difficiles.

Bien que contestée par certains opérateurs dans les années qui suivirent son entrée en vigueur, cette loi fait aujourd’hui l’objet d’un consensus de la part de la grande majorité des professionnels, et sa conformité avec le traité de Rome a été reconnue en 1985 par un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes.

Source : Syndicat National de l’Edition.

« Les écrivains sont incorrigibles : même quand ils parlent de se taire, ils ne résistent pas à la tentation de raconter leur silence. »

Mon roman et moi,
Bernard Pingaud,
éd. Joëlle Losfeld, 2003

"La première frustration, c’est que j’ai des piles de bouquins qui s’entassent sur ma table de nuit ; des livres qui sortent et que j’aurais envie de lire, mais, comme je suis un peu comme tout le monde, et que j’ai aussi parfois besoin de dormir !… Bref, oui, il y a ce sentiment d’urgence à lire, car les parutions s’enchaînent. Et il n’y a rien de plus frustrant lorsque tu aimes les livres que de lire des bouquins en diagonale ou en lecture rapide..."

Qu’est ce qu’un “grand livre” pour toi ?

Je ne sais pas. Je ne suis pas critique littéraire, c’est très subjectif… C’est un bouquin que je ne vais pas lâcher de la nuit. C’est l’émotion qu’il va me procurer. C’est un livre qui va continuer à se diffuser en moi des années après sa lecture. C’est une écriture, aussi, parfois. C’est un livre qui va m’ouvrir le champ des possibles, des idées, ou qui, au contraire, va venir agiter, interroger, ébranler mes convictions. Je pense par exemple, dernièrement, à “L’empreinte” d’Alexandria Marzano-Lesnevich. C’est un livre dont tu ne sors pas tout à fait indemne dont le sujet central est la peine de mort. J’ai appelé ma librairie “Librairie Soie”, en référence au livre “Soie” d’Alessandro Barrico. C’est un bouquin d’une petite centaine de pages, une fable qui se déroule entre le Vivarais et le Japon du XIXe siècle avec une grande musicalité dans l’écriture. Pour moi, c’est un grand livre, je me souviens précisément où je l’ai lu, le temps que ça m’a pris… et que j’avais pile vingt ans. Aujourd’hui, je ne sais pas s’il y a moins de grands livres, mais ce qui m’agace un peu, globalement, c’est la récurrence des thématiques…

As-tu éprouvé – ou entretiens-tu toujours – une sorte de fascination pour “la figure de l’écrivain” ?

D’une manière générale, quand je lis un bouquin, je ne suis pas du genre à me précipiter sur Wikipédia pour connaître la notice biographique de l’auteur. Je suis en revanche fascinée par le fait qu’il ait pu “prendre” autant d’heures de ma vie, me décaler de mon quotidien. Je trouve ça fascinant : cette capacité à “suspendre” ta vie pour te projeter dans une autre réalité. Je ne sais pas : te retrouver en Alaska, au bord du Mississippi ou en Espagne au siècle dernier… C’est comme une téléportation, c’est presque de l’ordre du spirituel parfois (rires) !… Lorsque j’ai rencontré Jim Fergus l’année dernière, oui, là, j’étais très intimidée. Mais, plus globalement, je n’aime pas trop rencontrer les écrivains ou en savoir trop sur eux. Je trouve que ça vient m’enlever une part de mystère sur la fiction que je viens de lire. D’ailleurs, j’ai une anecdote amusante à ce sujet : cet été, j’ai lu et bien aimé un livre dont l’action se déroule dans le Luberon. C’était un bouquin à la Pagnol, à la Giono. Un grand livre  ?, pas un grand livre ?, je ne sais pas, mais un roman qui fait du bien en tout cas, et que je conseille facilement. Je me renseigne pour inviter l’auteur à une rencontre littéraire, et me rends compte qu’il vit… à San Francisco ! Il écrivait sur le Luberon, c’était bien senti. Pour moi, il habitait à Cavaillon (rires) !

Indépendamment des nouveautés, “le fond de catalogue” proposé dans une librairie en dit-il long sur la personnalité du librairie ?

Oui, dans une librairie indépendante, c’est le libraire qui constitue son “fond de catalogue”. Mais, dans un premier temps, comment dire ?, il est surtout là pour rassurer le lecteur : tu viens pour la première fois à la librairie, tu vas parcourir les étagères et tu vas repérer des classiques, des grands noms, des auteurs qui, pour toi, font référence ; c’est avant tout “sécurisant”, l’impression d’être tombé au bon endroit… Un fond de catalogue, c’est aussi un peu “ces indispensables qu’il faut avoir lu dans sa vie”, même si, pour être honnête, je n’ai évidemment pas lu tout ce que je possède en rayon. Après, à mon niveau, en qualité de “petite librairie”, ne serait-ce que pour une question de place, il y a des choix à faire. Après, est-ce que “le fond de catalogue” reflète la libraire que je suis ? En partie.

Vers 1860, pour sauver les élevages de vers à soie contaminés par une épidémie, Hervé Joncour entreprend quatre expéditions au Japon pour acheter des oeufs sains. Entre les monts du Vivarais et le Japon, c’est le choc de deux mondes. Extrait :

“ Le village commença à s’agiter comme une fourmilière affolée : tous couraient et criaient, et regardaient en l’air pour suivre des yeux ces oiseaux échappés, orgueil de leur seigneur pendant des années, outrage à présent qui volait dans le ciel. Hervé Joncour sortit de chez lui et redescendit à travers le village, marchant lentement, et regardant devant lui avec un calme infini. Personne ne semblait le voir, et il semblait ne rien voir. Il était un fil d’or qui courait droit, dans la trame d’un tapis tissé par un fou. Il passa le pont sur la rivière, descendit jusqu’aux grands cèdres, entra dans leur ombre et en ressortit. Devant lui, il vit l’immense volière, avec ses portes grandes ouvertes, absolument vide. Et devant la volière une femme. Il ne regarda pas autour de lui et continua simplement à marcher, lentement, ne s’arrêtant que lorsqu’il fut face à elle.”

Soie, publié en Italie en 1996 et en France en 1997, est devenu en quelques mois un roman culte – succès mérité pour un des écrivains italiens parmi les plus doués et raffinés de sa génération. Né à Turin en 1958, Alessandro Barrico, écrivain et musicologue, collabore également au quotidien La Repubblica et enseigne à la Scuola Holden, une école sur les techniques de la narration qu’il a fondée en 1994 avec des amis.

"Je trouve ça fascinant chez les écrivains cette capacité à “suspendre” ta vie pour te projeter dans une autre réalité. Je ne sais pas ; te retrouver en Alaska, au bord du Mississippi ou en Espagne au siècle dernier... C’est comme une téléportation, c’est presque de l’ordre du spirituel parfois !… Lorsque j’ai rencontré Jim Fergus l’année dernière, j’étais très intimidée. Mais, plus globalement, je n’aime pas trop rencontrer les écrivains ou en savoir trop sur eux. Je trouve que ça vient m’enlever une part de mystère sur la fiction que je viens de lire."

Prenons des sujets comme la politique ou la société civile – je préfère appeler ça comme ça –, oui, bien sûr que je m’autorise des choix, des choix de maison d’édition, des noms qui me semblent incontournables. Mais je veille à ce que, disons, “mon militantisme” — ou plus simplement mes idées – ne nuisent pas à la pluralité des opinions représentées : l’idée du livre, ça reste quand même d’élargir les œillères. Il peut néanmoins m’arriver, si j’ai un doute sur un auteur, d’aller vérifier son pedigree, savoir dans quel milieu il évolue, quels think tanks il fréquente… Autre exemple : est-ce que proposer des livres sur la question environnementale ou écologique, c’est être forcément de gauche ? En fait, je tente, à ma mesure, de proposer un éventail de choix de livres qui, sur l’ensemble de ces questions, interroge le bien-vivre ensemble. Mais je me suis fixée une règle : ne pas proposer de livres écrits par des politiques. La seule entorse que je me suis permise, c’est le dernier livre de Christine Taubira, peut-être parce que c’est une femme, mais surtout parce que c’est très très bien écrit…

On a effectivement peu parlé de la place de femmes en littérature…

Jeune, j’avais lu quelques classiques, mais c’est venu un peu plus tard : Virginia Woolf, Emily Brontë, Anaïs Nin… Comme je l’ai déjà dit, mes premières références littéraires sont surtout des hommes. J’ai également le sentiment que, hormis les grandes académiciennes ou les grands noms du journalisme, jusqu’à un passé relativement récent, beaucoup moins de femmes étaient publiées. Parallèlement au roman, on assiste récemment à une libération de la parole, dont l’exemple récent le plus marquant reste le témoignage de Vanessa Springora dans “Le Consentement”. Je pourrais citer également le dernier livre de Lola Lafon, “Chavirer”, qui se veut une fiction mais aborde ces mêmes questions. En 1994, à Uzès, lorsque j’étais en terminale, le féminisme était pour moi quelque chose de complètement abstrait. La prise de conscience s’est faite plus tard, à Montpellier, alors que j’étais en fac et que, pour prendre un exemple, je me suis rendue compte que nombre de mes amies de 22-23 ans avaient déjà avorté. La publication de “King Kong Théorie”, de Virginie Despentes, en 2006, est également un livre qui fait date. Oui, je pense quand même qu’il y a une affirmation de la place de la femme en littérature. Cela étant dit, lorsque tu regardes l’attribution des prix littéraires…

Écrivain ou écrivaine ?

Est-ce là qu’il faut poser le débat ? Je trouve un peu ridicule que cette question ait pris autant de place dans le débat médiatique. Personnellement, je dis : auteur et autrice. C’est vite devenu facile de le dire. Autrice, les quinze premiers jours, je m’entendais le dire. Aujourd’hui, c’est entré dans mon vocabulaire.

« Il y a une forme de force, qui n’est ni masculine, ni féminine, qui impressionne, affole, rassure. Une faculté de dire non, d’imposer ses vues, de ne pas se dérober. »

King Kong théorie (2006) de Virginie Despentes

 

Les auteurs

Le métier d’auteur recouvre des situations extrêmement diverses. On estime à plus de 55 000 le nombre des auteurs de livres en France, qu’il s’agisse des écrivains, des illustrateurs ou encore des traducteurs.

Pour autant, seuls 2 500 d’entre eux environ sont affiliés à l’AGESSA (Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs) et vivent donc majoritairement des revenus des droits perçus au titre de la propriété littéraire et artistique.

Les autres exercent généralement une profession différente à titre principal.

"Mais il y a aussi des hommes qui écrivent des choses formidables sur les femmes. Je pense, par exemple, à Martin Winckler. Ses livres devraient être disponibles dans tous les CDI et médiathèques ! Une dernière chose sur les nanas : sans en faire un propos absolu et définitif, je trouve, d’une manière générale, qu’elles possèdent une sensibilité plus à fleur de peau, qu’elles se regardent moins volontiers le nombril, évitent plus les fioritures, font preuve d’une grande rigueur et de beaucoup de justesse dans leur écriture…"

La littérature a t-elle un genre ?

Oui, souvent, je suis confrontée à des lectures dont je sais que je ne peux pas les proposer à un homme. Je ne sais pas, à tort peut-être… (silence)… Prends par exemple “La femme Brouillon”, d’Amandine Dhée – ou son dernier livre qui est sublime. Il y a dans ses textes une universalité de la condition de la femme. Souvent, je me dis qu’il serait intéressant que des hommes lisent ce genre de bouquin. Mais quelque chose me retient : soit parce que je ne connais pas la personne en face de moi, soit, peut-être, parce que je m’impose des barrières qui n’ont pas lieu d’être. Je ne sais pas. Mais il y a aussi des hommes qui écrivent des choses formidables sur les femmes. Je pense, par exemple, à Martin Winckler. Ses livres devraient être disponibles dans tous les CDI et médiathèques ! Une dernière chose sur les nanas : sans en faire un propos absolu et définitif, je trouve, d’une manière générale, qu’elles possèdent une sensibilité plus à fleur de peau, qu’elles se regardent moins volontiers le nombril, évitent plus les fioritures, font preuve d’une grande rigueur et de beaucoup de justesse dans leur écriture…

Est-ce que tu écris ?

Non, pas du tout… Je trouve déjà qu’il y a tellement de livres qui ne servent à rien ! J’en discutais récemment avec un ami créateur d’événements littéraires, et il me disait : “Pourquoi écrire ? Veux-tu embarrasser ou pas tes amis ?” (rires) Je connais tellement de gens auto-édités. Non, et puis moi, je ne possède pas cette forme d’imagination. Je suis une fervente lectrice et, ce qui me plaît avant tout, c’est la relation à l’autre, le lien qui se tisse avec mes clients ; désormais, je connais à peu près tous ceux qui fréquentent la librairie. Pour certains, je connais leurs auteurs, leurs chroniqueurs préférés…

Ce que je préfère, c’est mon rôle de “passeur”.

Comment ressens-tu le soutien actuel autour des petites librairies ?

J’ai reçu de nombreux et très beaux témoignages de soutien durant le confinement. Et, dans les faits, les gens ont vraiment joué le jeu du clic’n’collect. Des profs m’ont contactée afin de centraliser des commandes de livres pour leurs élèves. Après, on peut se poser la question : est-ce un acte solidaire de consommer en librairie ? Récemment, les libraires américains ont placardé sur leurs vitrines des affichettes : “Souhaitez-vous financer un gus qui rêve de coloniser l’espace ou une vie de quartier préservée, des centre-villes vivants ?…” Je pense que dans une ville de la taille d’Uzès, une librairie vient effectivement encourager une dynamique, un certain lien social, un certain bien-vivre ensemble. Tu viens chercher un livre, puis tu passes chez Malaïgue (une boutique à Uzès, “Vins, légumes, épicerie”, ndlr) par exemple, tu vas peut-être t’arrêter boire un café ou une bière, rencontrer des gens que tu connais…

Si on t’offrait la possibilité d’ouvrir “TA” librairie idéale…

Tout en restant une libraire de taille moyenne, ne plus être seule : travailler à deux ou trois libraires. Tu parles, tu échanges, tu ne restes pas bloqué sur ta manière de faire. Ça t’ouvre des perspectives… Quoi d’autre ? Ne plus faire de comptabilité ! En tout cas, pas celle que je fais aujourd’hui. Posséder plus d’espace, afin de pouvoir offrir un choix plus large. J’aimerais surtout disposer d’un espace pour pouvoir créer des événements. Par exemple, un festival du livre jeunesse, un événement autour des questions politiques et sociales, inviter des maisons d’édition que j’aime bien…

À la fin de cette interview, réalisée au cœur de l’automne 2020, Caroline nous confiait, en off, n’être encore sûre de rien, mais avoir été récemment approchée pour se joindre à un projet de nouvelle librairie Place aux Herbes.